le blog des Universités populaires


L’alliance conflictuelle de l'universitaire et du populaire

Entretien avec Philippe Corcuff, par Stéphane Le Lay
* entretien réalisé en octobre-novembre 2006 et publié en septembre 2007 *



 

Philippe Corcuff


 
Paru dans Agora – Débats/jeunesse 
(revue trimestrielle de l’Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire) 

http://www.injep.fr/-Agora-debats-jeunesse-.html  
N°44, 2ème trimestre 2007, pp.36-44 

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Philippe Corcuff est cofondateur de l’université populaire de Lyon, maître de conférences de science politique à l’institut d’études politiques de Lyon, membre du Centre de recherche sur les liens sociaux, membre du conseil scientifique d’ATTAC 
IEP Lyon 
14, avenue Berthelot 
69365 Lyon Cedex 07 

Courriel : Philippe.Corcuff@univ-lyon2.fr  
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Agora : L'université populaire à Lyon, qu'est-ce que c'est ? Quelle est sa genèse ? Comment ça marche ? 

Philippe Corcuff : L’Université Populaire (UP) de Lyon a été lancée en janvier 2005. Un petit groupe autour de Françoise Bressat (enseignante de lettres dans le secondaire et actuelle présidente de l’Université Populaire de Lyon) a fait appel à des universitaires pour créer quelque chose d’analogue à l’expérience réactivée à Caen en octobre 2002 par le philosophe Michel Onfray. Onfray s’est ainsi efforcé de redonner sens à la tradition des Universités Populaires de la fin du XIXème siècle, notamment celle incarnée au moment de l’Affaire Dreyfus par la figure oubliée de Georges Deherme (1870-1937), ouvrier typographe libertaire. Á l’initiative de Deherme, la « Société des universités populaires » a été ainsi constituée le 12 mars 1898 ; la première université populaire parisienne étant inaugurée le 9 octobre 1899 au 157 rue faubourg Saint-Antoine. Des philosophes comme Alain, Bergson ou Péguy vont soutenir cette initiative. Il s’agissait d’instaurer un lieu de rencontre entre intellectuels républicains et ouvriers. 
 

Pour l’UP de Lyon, comme les autres UP qui ont essaimé à la suite de l’initiative d’Onfray, il s’agit de rendre davantage accessible des savoirs critiques à un public qui n’aurait pas accès ou plus accès à l’Université classique. Nos universités populaires sont donc gratuites et ouvertes à tous, sans conditions d’âge ou de diplômes. Les enseignants sont bénévoles. Pour ce qui concerne l’UP de Lyon, nous vivons avec une petite subvention de la mairie de Lyon, qui nous permet principalement de payer l’amphithéâtre du Lycée Diderot, un lycée technique situé sur les pentes de la Croix-Rousse, où nous faisons nos cours trois soirs par semaine entre 19h15 et 21h15. Environ entre 40 et 200 personnes (en fonction des cours) assistent à chaque séance chaque semaine. 

L’expérience lyonnaise garde toutefois un fort ancrage universitaire : Françoise Bressat et ses amis voulaient tout particulièrement faire appel à des universitaires (qui sont largement majoritaires dans l’équipe des enseignants, ce qui n’est pas le cas à Caen, par exemple), le groupe d’initiateurs ne souhaitant pas prendre eux-mêmes en charge des cours. Les deux premières années, nous avons alors privilégié des savoirs universitaires, ceux produits dans les domaines des sciences sociales, de la philosophie et de la littérature. Mais en nous efforçant de nous émanciper des découpages académiques trop étroits, en effectuant des passages transfrontaliers (entre sciences sociales, philosophie, littérature, cinéma, etc.) peu prisés par les conformismes universitaires. Le difficile pari engagé suppose de prendre appui sur une certaine rigueur universitaire, en tentant de s’arracher aux pesanteurs universitaires bloquant le champ de l’imagination. Pour la troisième année en cours, en donnant une place à un cycle de cinq séances animées par l’équipe du journal La décroissance, autour de leur problématique écologiste radicale, nous avons voulu aussi nous ouvrir à des savoirs critiques n’ayant pas de légitimité universitaire, mais qui participent utilement au débat citoyen, même si nous pouvons avoir des avis divers sur le thème de « la décroissance ». Il s’agit surtout pour nous d’ouvrir des questions critiques de manière pluraliste et contradictoire. 

Une autre spécificité de l’UP de Lyon est de constituer un espace commun entre les enseignements en établissant, à travers une discussion au sein de l’équipe animatrice de l’Université Populaire de Lyon (association loi 1901) et le groupe d’enseignants, un thème transversal. Ce thème transversal a été : « Le je et le nous ; d’hier à aujourd’hui » (2005), puis « Résistances ordinaires et figures héroïques » (2005-2006). Cette année (2006-2007) nous avons défini deux thèmes transversaux : « La démocratie et le populaire » et « Nous transformons le monde qui nous transforme ». 
C’est également dans la discussion entre l’équipe animatrice de l’association et le groupe d’enseignants que sont choisis les nouveaux intervenants. Nous étions 5 intervenants en 2005, 10 intervenants en 2005-2006, 10 intervenants auxquels il faut ajouter les 5 animateurs du journal La décroissance, cette année. Certains enseignants demandent à faire une « pause » après un ou deux ans d’enseignement. Les nouveaux entrants sont choisis à partir des propositions qui nous sont faites et de notre propre désir d’élargir les problématiques et les domaines traités en sollicitant directement des personnes. Au début, il y avait un cours d’histoire de la Révolution française (par Sophie Wahnich), un cours de droit du travail (par le juriste Emmanuel Dockès), un cours sur la poésie moderne (par le professeur de littérature française Jean-Pierre Bobillot), un cours de sociologie de l’action collective (par la politiste Sophie Béroud) et un cours de sociologie de l’individualisme contemporain (fait par moi-même). L’an dernier nous avons, par exemple, demandé à Daniel Colson (sociologue à l’Université de Saint-Etienne et spécialiste de philosophie libertaire) de commencer un cycle d’histoire de la pensée anarchiste, qu’il continue cette année. Pour 2006-2007, outre l’équipe de La décroissance, nous avons étendu notre horizon à des secteurs non pris en compte jusqu’à présent, avec un cours sur « L’économie hétérodoxe » (par l’économiste Jérôme Maucourant), un cours sur « Internet : un outil populaire pour des usages démocratiques ? » (par l’informaticien Dominique Maniez) ou un cours d’« Astronomie » (par l’astrophysicien Cédric Mulet-Marquis). 

Nous avons le souci de la pluralité des perspectives intellectuelles et politiques qui peuvent s’exprimer, en n’allant pas nécessairement chercher des personnes en accord avec les points de vue de ceux qui ont initié le processus. Certes les gens qui ont accepté d’enseigner bénévolement sont tous de gauche, et la gauche radicale est bien représentée dans notre groupe, mais nous accueillerions volontiers des enseignants de droite susceptibles d’élargir l’espace de nos questionnements critiques (à la manière du philosophe Clément Rosset, se définissant comme « de droite » et pensant de manière originale la question du tragique à partir de Nietzsche), alors que nous serions plus réticents à l’égard de ronrons conformistes de gauche. Face à « la pensée unique » néolibérale, il faut récuser la tentation de fonder une anti-« pensée unique » unique, et au contraire déployer les critiques, les nuances, les interrogations. 

Agora : Que recherche cette forme de "publicité" du savoir ? Quels présupposés sont engagés par rapport au savoir, à la transmission, à la place des auditeurs ? 


Philippe Corcuff : Nous avons retenu le dispositif mis en place à Caen : 1h de cours magistral et 1h de débat pour chaque séance. Avec la première heure, nous considérons qu’un débat citoyen contradictoire doit, pour être mieux étayé et ne pas simplement se réduire à une dynamique de conversation entre des opinions préconstituées, pouvoir s’appuyer sur un contenu intellectuel, sur des savoirs critiques, dotés d’une certaine rigueur. Ce faisant, nous nous situons dans la tradition des Lumières du XVIIIème siècle, dans le rôle attribué à la formation de la raison individuelle et à l’apprentissage de connaissances dans le développement de la citoyenneté. Et les savoirs que nous privilégions sont critiques, au sens où ils doivent pouvoir bousculer les préjugés, provoquer la réflexion sur le monde et sur soi. D’ailleurs, nous ne pensons pas que les sciences de l’homme et de la société soient « neutres », mais que, bien que dotées d’une autonomie proprement intellectuelle, elles révèlent, en amont, des présupposés (anthropologiques, éthiques, politiques, etc.) et que, en aval, elles font l’objet d’usages sociaux variés. Pour ma part, dans mon travail sociologique, je m’appuie sur une épistémologie équilibrant distanciation scientifique et engagements sociaux . 
Avec la deuxième heure, on se rapproche du schéma des « cafés philosophiques », car les savoirs transmis sont explicités à partir de questions des « upistes » (comme ils sont appelés à Lyon), interrogés à partir d’autres expériences et d’autres savoirs. Le savoir devient alors davantage une coproduction, même si l’enseignant garde un rôle particulier dans l’animation de la discussion. La première heure est en général studieuse, la seconde heure est souvent très active. Elle se prolonge parfois au-delà de l’heure « officielle », en débordant sur des thèmes non abordés dans le cours. 
Nous nous situons alors sur le fil d’un équilibre instable : un équilibre instable entre la reconnaissance qu’il y a bien des savoirs à transmettre, constitués dans ce que Pierre Bourdieu appelait des « champs » autonomes de production de ces savoirs, et donc un rôle spécifique de l’enseignant dans la transmission de ces savoirs, et l’ouverture libertaire à la discussion critique de ces savoirs et de la parole, non exclusive, de l’enseignant. C’est le problème classique de la naissance et de la consolidation d’un « penser par soi-même » non spontané, donc guidé par un tuteur, mais un tuteur dont les effets d’autorité doivent être limités et controversables, sous peine de simplement générer un « penser comme moi » ou divers dogmatismes de « chapelles ». 
De ce point de vue, à côté et en complément du dispositif du cours, on pourrait recourir à une expérience plus radicale de coproduction du savoir mise en œuvre par Michel Tozzi à l’Université Populaire de Narbonne : de plus petits ateliers d’« apprentissage du philosopher », où la dynamique coopérative au sein d’un petit groupe, dans lequel l’enseignant n’a qu’un rôle limité d’animation du travail et du débat, favorise davantage un enrichissement intellectuel de l’individualité de chacun . Mais cela demande un engagement plus important de chaque « upiste », auquel tous nos auditeurs ne semblent pas prêts. Et puis cela n’est pas adapté aux plus grands groupes que nous drainons dans nos cours. Enfin, il faudrait le concevoir comme un complément, et non comme un substitut à la transmission de savoirs. La transmission et la discussion critique des savoirs devraient pouvoir être accompagnées d’autres dispositifs permettant d’approfondir le « penser par soi-même » dans la relation avec d’autres. 

Un autre aspect de la transmission des savoirs passe à l’UP de Lyon par internet. Tous nos cours sont écoutables en ligne gratuitement : les cours des années passées et, au fur et à mesure (avec une à deux semaines de décalage), ceux de l’année 2006-2007. Cela constitue une autre de nos spécificités. 

Agora : En quoi l’Université populaire de Lyon est-elle « populaire » ? 


Philippe Corcuff : Il y a au moins deux sens à la notion de « populaire ». Il y a en premier lieu un sens politique républicain, qui renvoie au « peuple » en tant que base de la souveraineté. Or, pour les philosophes des Lumières et pour la Révolution française, se constituer politiquement comme citoyens suppose de pouvoir déployer sa raison individuelle et de se nourrir de connaissances, ce qui passe par l’instruction. C’est en ce premier sens, tout d’abord, que l’Université populaire de Lyon se veut « populaire ». Mais, comme je l’ai dit précédemment, si l’on veut reconnaître tout à la fois qu’il y a bien des professionnels dans le domaine des savoirs, garants d’une certaine rigueur, et qu’il y a un risque que ces professionnels des savoirs n’en tirent une position politique privilégiée par rapport aux citoyens ordinaires, on ne peut se contenter de la thématique de « l’instruction » du peuple. C’est le danger, signalé par certains critiques libertaires dès le début du XXème siècle, d’un « socialisme des intellectuels » . Certes, ce risque apparaît moins important aujourd’hui, alors que les journalistes et les hommes de communication ont largement remplacé les intellectuels classiques dans l’animation des espaces publics de nos sociétés, le « capital universitaire » apparaissant dévalorisé par rapport au « capital médiatique » comme principe de hiérarchisation sociale. Mais l’usurpation intellectuelle des paroles populaires au nom d’un privilège accordé aux savoirs universitaires demeure un risque possible. Si l’on suit les suggestions de Christophe Premat, un des écueils qui aurait contribué à l’échec de la vague initiale d’UP dans les premières décennies du XXème siècle aurait consisté en un certain « monopole de la parole » par les universitaires, monopole parfois contesté par les ouvriers les plus organisés . C’est pourquoi la redéfinition des Lumières à l’aube du XXIème siècle passe notamment par une mise en tension libertaire entre professionnels des savoirs et citoyens ordinaires. 
Le deuxième sens de « populaire » est sociologique et concerne les groupes sociaux les plus dominés économiquement et culturellement, ce qu’on appelle « les classes populaires ». Là notre visée d’élargissement rencontre des limitations sociologiques. Notre expérience a permis d’élargir le public habituel de l’Université (vers diverses catégories de salariés : techniciens, employés, voire quelques ouvriers et chômeurs), mais rencontre aussi des limites. Ne s’intéressent à nos cours que ceux qui, par une démarche d’autodidacte ou par une certaine pratique de la lecture après la sortie du système scolaire, ont maintenu des liens avec les savoirs que nous enseignons. Par ailleurs, nous ne nous sentons pas capables de rattraper les effets des mécanismes sociaux d’échec scolaire. Nous intervenons à un certain niveau de connaissances, et même si nous nous efforçons de les rendre plus appropriables que dans un cours universitaire classique, demeure un certain coût d’entrée, que tout le monde ne peut pas culturellement acquitter. Mais les logiques d’exclusion scolaire risquent d’ailleurs d’avoir ôté l’envie à beaucoup de se tourner vers nous, avant même d’avoir tâter directement des difficultés culturelles d’une telle démarche. Nous sommes donc conscients des bornes de notre expérience, même si nous souhaitons les déplacer. Sur ce plan, nous sommes preneurs de suggestions et surtout d’expériences. 

Agora : A-t-on des chiffres sur les caractéristiques des auditeurs de vos enseignements ? 

Philippe Corcuff : Nous avons quelques données partielles, rudimentaires et approximatives. Ainsi des étudiants de Sciences Po Lyon, dans une enquête de type journalistique, lors d’une séance d’un de mes cours en janvier 2005, ont ramassé 155 questionnaires (sur environ 200 présents). L’âge moyen y était de 44 ans. Les étudiants, les enseignants et les travailleurs sociaux y représentaient ensemble un peu moins de 50% des présents. L’autre moitié était constitué d’une relative diversité de milieux professionnels : informaticiens, professions de santé, techniciens de France Telecom, photographes, intermittents du spectacle et chômeurs notamment.

En mai 2005, 154 questionnaires avaient été recueillis par l’équipe animatrice de l’association parmi ceux distribués dans différents cours dès avril. En ce qui concerne les âges, on relevait : 16% pour les moins de trente ans, 16% entre 30 et 40 ans, 20% entre 40 et 50 ans, 30% entre 50 et 60 ans et 18% au-delà de 60 ans. Il y avait 70% de personnes en activité, 11% sans profession et 19% retraités. Enfin, pour les 93 personnes indiquant une activité professionnelle plus précise, on notait : 15% d’employés, 6% de techniciens, 20% de travailleurs sociaux et paramédicaux, 22% dans l’enseignement et la formation, 27% de cadres et professions libérales et 10% d’étudiants. C’est une image un peu grossière et très imparfaite, mais qui donne déjà quelques indications quant aux effets de notre initiative et à ses limites. 

Agora : Quelles relations existe-t-il, s'il en existe, avec l'éducation populaire et les autres universités populaires ? 


Philippe Corcuff : Il existe un réseau informel de relations entre les universités populaires se situant dans le sillage de l’expérience initiée par Michel Onfray. Ce réseau ne constitue qu’un petit fragment de ce qui s’appelle « universités populaires » en France. Certaines sont marquées par le catholicisme social, et beaucoup sont autant ouvertes sur des apprentissages pratiques (activités manuelles et artistiques, gymnastique, informatique, langues vivantes, etc.) que proprement universitaires. Mais une part de leurs activités recoupe ce que nous faisons. Dans notre petit réseau en expansion, donc, outre l’UP de Caen et de Lyon, il y a l’UP Nord-Pas-de-Calais (Arras), l’UP de Septimanie (Narbonne), l’UP d’Avignon, l’UP de Mons (Belgique) et la toute nouvelle Petite Université Libre et Populaire de Tence (Haute-Loire). Sans faire directement partie de ce réseau, l’Université de Montpellier Méditerranée, née en septembre 2006, en est proche par l’esprit et a des liens avec l’UP de Lyon. 

Quel est le contenu de ces rapports ? Ce qui constitue le minimum commun de ce réseau, ce sont d’abord les liens internet des autres UP qui sont indiqués sur nos sites respectifs. Pour monter nos UP, on a aussi puisé des idées dans l’expérience des autres (principes, dispositifs, thèmes, statuts de l’association, etc.). Les plus anciens ont pu aider plus directement ceux qui voulaient se lancer : je me suis ainsi rendu en septembre 2005 à Montpellier pour répondre aux questions de ceux qui un an après sont venus au bout du projet de l’UP Méditerranée Montpellier. 

Enfin, à l’initiative de l’UP de Lyon, s’est tenu au Théâtre Populaire de Villeurbanne, les 23-25 juin 2006, le premier « Printemps des Universités Populaires », réunissant ce réseau, avec la présence de Michel Onfray, autour du thème : « L’engagement des savoirs : quelles Lumières aujourd’hui ? ». Des débats ont alors été organisés dans sept tables rondes . Á cette occasion, des liens ont été amorcés entre l’UP de Lyon, une association d’éducation populaire, la FAC (), et ATTAC Rhône (ATTAC se définit comme « un mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action »). Par ailleurs, Walter Bonomo, animateur du site nantais d’éducation populaire va-savoir.net, a participé à nos débats, des échanges se sont poursuivis par la suite, et l’on peut écouter sur son site les cinq dernières tables rondes du Printemps 2006 des Universités Populaires. Le deuxième « Printemps des Universités Populaires » devrait avoir lieu en 2007 à Narbonne. 

Agora : L’expérience lyonnaise a-t-elle une portée citoyenne plus large que le registre de l’éducation ? 


Philippe Corcuff : Il s’agit d’abord d’une expérience dans le domaine de la transmission, de l’appropriation et de la discussion critique de savoirs. Ce faisant, elle mêle un sens existentiel et un sens politique. Comment ? Dans les discussions que nous avons avec les « upistes », revient souvent la double idée : 

1) qu’il s’agit d’un enrichissement personnel par le savoir et la réflexion, un plaisir intellectuel pour soi, l’expression d’un désir individuel, la possibilité d’une meilleure compréhension de soi, 

et 2) que la compréhension de soi n’est pas tout à fait détachée (même si elle a une autonomie et une dynamique propre) de la compréhension du monde, que ces savoirs appropriés individuellement peuvent même nourrir une citoyenneté critique. C’est pourquoi un des deux thèmes transversaux choisis cette année par l’UP de Lyon est : « Nous transformons le monde qui nous transforme », en résonance avec ce que nous disent les « upistes ». 

En deuxième lieu, notre expérience a aussi une portée politique en participant à la revalorisation de culture expérimentale à gauche, puisque sans qu’on l’ait cherché explicitement, sans que nos cours soient nécessairement orientés politiquement, nos auditeurs se sont définis assez vite et largement, dans les deuxièmes heures des séances, comme « de gauche ». Revaloriser la culture expérimentale, c’est, quand on veut changer le monde, commencer dès maintenant à expérimenter, à explorer d’autres manières de vivre, d’enseigner, de travailler, etc., sans attendre la venue d’un « Grand Soir », « révolutionnaire » ou électoral. Jean Jaurès pouvait définir le socialisme autour de trois piliers : l’action parlementaire, l’action syndicale et l’action coopérative. Or, le troisième pilier s’est peu à peu effacé dans la définition de la gauche en France. La revendication ainsi que « la prise du pouvoir » sont devenues les deux axes principaux ; la première étant souvent soumise à la seconde. Comme la galaxie altermondialiste émergente, les universités populaires participent à la rénovation de ce troisième pilier de la transformation sociale, à côté de la difficile rénovation des deux autres. La gratuité et l’ouverture à tous des savoirs, même si ces principes rencontrent des obstacles sociologiques, constituent bien une contestation en actes de la marchandisation en cours du monde et une ouverture pratique à d’autres mondes possibles. 

Par les rapports noués entre changement de soi et changement du monde, comme par la réévaluation de la dimension expérimentale, la portée politique des universités populaires rejoint l’émergence de nouvelles formes d’engagement depuis les années 1990, ce que le sociologue Jacques Ion a appelé « l’engagement distancié » . La première année, dans mon cours de sociologie de l’individualisme contemporain, sans que j’aborde des questions directement politiques, les deuxièmes heures de discussion ont ainsi souvent revêtu une tonalité plus politique. Ce sont d’ailleurs moins des militants actifs qui participent à ces cours que des sympathisants de gauche aux parcours diversifiés. Mais, malgré leur diversité, ils semblent souvent appartenir à ce que je nomme « la gauche mélancolique », c’est-à-dire une gauche « d’en bas » qui a vécu des désenchantements divers, qui est critique à l’égard de la gauche institutionnelle et qui attend un renouvellement. Il s’agit d’une mélancolie ouverte sur l’avenir, et non d’un enfermement dans la nostalgie du passé. Et l’université populaire, à un modeste niveau, apparaît déjà comme une forme de réinvention de la gauche, passant par le contact avec des savoirs critiques (alors qu’un certain anti-intellectualisme, lié au nouveau marketing électoral, progresse dans la gauche officielle), donnant plus de place à l’individualité (en prenant acte du caractère individualiste de nos sociétés), mais dans une dynamique de relations sociales. Si l’on prend un exemple concret, l’Université Méditerranée Montpellier est née dans le prolongement du « Non de gauche » au Traité Constitutionnel Européen, à l’initiative de personnes que cherchaient d’autres modes d’action et de réflexion que les organisations traditionnelles. 

Mais l’expérience récente des universités populaires se confronte elle-même aux difficultés rencontrées par la gauche, dans l’écart qui s’est creusé avec les groupes sociaux « populaires », au sens sociologique. Et là nous rencontrons des problèmes analogues aux autres, sans recette miracle. Dans l’Encyclopédie (1765), Diderot définissait la mélancolie comme « le sentiment habituel de notre imperfection ». Nous sommes décidément profondément mélancoliques dans les nouvelles universités populaires ! 


Bibliographie 

CORCUFF P., « Sociologie et engagement : nouvelles pistes épistémologiques
dans l’après-1995 », in LAHIRE B. (dir.), À quoi sert la sociologie ?, La Découverte, 
coll « Textes à l’appui – Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2002. 
ION J., La fin des militants ?, L’Atelier, coll. « Enjeux de société », Paris, 1997. 
MAKHAISKI J. W., Le socialisme des intellectuels, choix de textes de 1900-1918 
présenté par Alexandre Skirda, Le Seuil, coll. « Points – Politique », Paris, 1979. 
ONFRAY M., La communauté philosophique : manifeste pour l’université populaire, Galilée, 
coll. « Débats », Paris, 2004. 
PREMAT C., « L’engagement des intellectuels au sein des universités populaires », Tracés, 
« L’engagement », no 11, 2006.
 

Dimanche 9 Septembre 2007


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