le blog des Universités populaires


Quelques enjeux et questions pour les universités populaires alternatives en France



Quelques enjeux et questions pour les universités populaires alternatives en France

5ème Printemps des Universités Populaires

Organisée par l’Université Populaire de Bruxelles

Commune de Saint-Gilles, Région de Bruxelles 
 

24-27 juin 2010 
 

Réunion plénière 2 (matinée du 26 juin 2010) 
  

------------------------------------------------------ 
  


 

  

Par Philippe Corcuff 
 



 

Introduction

 

Je suis un praticien de l’Université Populaire de Lyon depuis sa création en janvier 2005 et de l’Université Populaire de Nîmes, inaugurée en décembre 2008. Ces deux universités populaires s’inscrivent dans le réseau informel des nouvelles universités populaires alternatives à tonalité libertaire en France, relancées par Michel Onfray et quelques autres à Caen en octobre 2002. Ce réseau est donc né il y a 8 ans, s’est développé et s’est consolidé depuis. On peut peut-être envisager aujourd’hui, en fonction des expériences accumulées, de repérer une série de problèmes et de questions pour consolider le sens de ces expérimentations, élargir leur portée et ouvrir de nouveaux chantiers à l’inventivité collective et individuelle au sein de ces UP. Il ne s’agira pas de proposer des solutions clés en mains, mais de cerner des enjeux et des difficultés.

 


Mais avant de passer à ma deuxième partie, consacrée à identifier des enjeux importants de ces UP alternatives, ma première partie posera un cadre théorique général à partir duquel ces enjeux pourront être envisagés. Un penseur français contemporain, Jacques Rancière, qui a développé une philosophie originale de l’émancipation nous aidera pour ce faire. Il ne s’agira pas de suivre Rancière jusqu’au bout, mais de se saisir de ses réflexions, fort provocantes pour des praticiens d’UP, afin de regarder autrement nos pratiques et leur avenir. Il s’agira donc de penser avec et contre Rancière, pour penser contre et avec les UP, afin d’aider à déplacer nos pratiques des UP. 
 

 

I – Critique de la domination et émancipation : en partant de Jacques Rancière

 

Jacques Rancière est un ancien étudiant du philosophe marxiste Louis Althusser, ayant rompu avec ce dernier et qui s'est notamment intéressé aux archives des premières paroles ouvrières publiques du début du 19ème siècle, autour de 1830. C’est le sujet de sa thèse, entre philosophie et histoire, intitulée La nuit des prolétaires – Archives du rêve ouvrier (1981). Puis il a systématisé une philosophie politique de la démocratie comme conflictualité, avec ce qui est considéré comme son livre majeur,La Mésentente (1995). Il s’est aussi intéressé à la critique de la pédagogie avec son livre Le maître ignorant – Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (1987). Par ailleurs, il s’est souvent opposé à la sociologie critique de Pierre Bourdieu. Et plus récemment a proposé une critique de la critique de « la société du spectacle » par Guy Debord, dans son livre Le spectateur émancipé (2008). Je m’intéresserai dans un premier temps à la manière générale dont on peut problématiser à partir de Rancière les rapports entre critique de la domination et émancipation, puis je m’arrêterai sur son traitement de la question pédagogique et enfin je proposerai un cadre un peu différent du sien, qui empruntera notamment à une chanson de Michel Jonasz.

 

Pourquoi passer par ce cadre théorique ? Pour nous aider à interroger nos évidences, à regarder autrement nos pratiques. Et puis parce que les activités des UP alternatives ont à voir avec la tension critique de la domination et émancipation. 
  

* Critique de la domination ? Les UP alternatives s’inscrivent de ce point de vue dans le sillage des Lumières du 18ème siècle, continuées et déplacées par la critique sociale portée par le mouvement ouvrier à partir du 19ème siècle. Dans le cadre de la philosophie des Lumières, la raison se présentait comme immédiatement critique. Elle interrogeait les préjugés, débusquait les arguments d'autorité, mettait en cause les vérités révélées. Dans le contexte des sociétés d'Ancien Régime, cette critique était donc immédiatement critique sociale et politique de l'ordre institué en référence à la religion, mais s’étendait aussi aux diverses formes d’inégalité sociale et de dissymétrie de pouvoir. Ce qu’approfondira la critique sociale et libertaire à partir du 19ème siècle, par rapport à laquelle s’inscrira l’initiative de Michel Onfray. 
  

* Émancipation ? Les universités populaires se nourrissant de cette posture critique se sont adossées à une double logique d’émancipation : 1) émancipation des individus, dans la logique des Lumières, des préjugés et du poids des traditions héritées, dans un processus de conquête d’une plus grande autonomie individuelle ; et 2) participation à la création de conditions collectives d’émancipation par rapport aux ordres dominants (capitalisme et autres formes d’oppression) dans la logique de la critique sociale des 19ème et 20ème siècles. 
  

Bref les UP alternatives ont bien à voir avec la tension entre critique de la domination et émancipation. 
 

 

a) Capacités et incapacités 
  

Comment penser les rapports entre théorie critique de la domination et émancipation ? Dans un récent entretien (« Critique de la critique du "spectacle" », entretien, décembre 2008), La Revue Internationale des Livres et des Idées, n°12, juillet-août 2009), Jacques Rancière nous aide à clarifier les termes du débat (face à la sociologie critique de Bourdieu, mais aussi et surtout face à la critique situationniste de « la société de spectacle » par Guy Debord). Un long passage est particulièrement éclairant : 
  

« On peut comprendre à partir de là comment le situationnisme est devenu ce qu’il est devenu de nos jours dans sa version banalisée, comme critique du consommateur démocratique abruti par les médias. 
 

Ce qu’il y a derrière, c’est la manière dont toute la tradition critique-marxiste révolutionnaire a absorbé un certain nombre de présupposés inégalitaires ; il y a les actifs et il y a les passifs ; il y a ceux qui regardent et il y a ceux qui savent. Ce qui en gros revient à dire : il y a ceux qui sont capables, il y a ceux qui ne sont pas capables. Á partir de là, il y a plusieurs stratégies possibles : ou l’on pense qu’il faut qu’une avant-garde réunisse les gens capables pour mettre dans la tête des incapables les moyens de s’en sortir ; ou bien on prend la position du grand seigneur désenchanté qui constate qu’effectivement le moment de l’action est passé et que désormais ses contemporains sont voués à mariner indéfiniment dans le spectacle. » 
  

Il affine ensuite une opposition entre « l’idée de l’émancipation intellectuelle » et la thèse de « l’instruction du peuple ». Ce qui serait alors « essentiel » :

 

« c’est l’idée qu’en réalité tout dépend du point de départ. Ou bien l’on part de l’inégalité ou bien on part de l’égalité. Le pédagogue ordinaire, pas simplement au sens du prof, mais aussi du pédagogue politique, du chef de parti comme pédagogue du peuple ou du militant qui veut lui faire prendre conscience, part toujours de l’inégalité. (…) Mais bien sûr, dans la mesure où le pédagogue est toujours celui qui organise le voyage de l’inégalité vers l’égalité, l’inégalité se reproduit indéfiniment dans le mécanisme même qui prétend l’abolir. La réduction des inégalités devient la vérification interminable de la même inégalité. » 
  

 

Pour Rancière, les philosophies de l’émancipation partiraient de la possibilité de l’égalité – « en proclamant l’égalité des intelligences et en opposant l’émancipation intellectuelle à l’instruction du peuple » (Le spectateur émancipé), en prenant appui sur les capacités des opprimés, alors que nombre de théories critiques partiraient de l’inégalité, et donc d’opprimés supposés « incapables ». Or, il y aurait un risque que la domination ne prenne toute la place dans ces théories critiques, les dominés étant décrits comme complètement soumis à la domination et « aliénés ». Dans cet envahissement inégalitaire des pensées critiques, même les efforts d’émancipation des dominés tendraient à être décrits comme l’effet d’une manipulation par le système ou comme une reproduction maladroite des stéréotypes dominants, bref comme « une ruse du système ». Les opprimés seraient ainsi enfermés dans les cages de fer de la domination et leur émancipation, pourtant politiquement affichée, deviendrait pratiquement impossible, parce que sans arrêt reculée sous le prétexte de la pression des ruses de la domination.

 

Deux grandes solutions s’offriraient aux critiques de la domination dans ce cadre : 1) l’avant-garde de type léniniste (ou plus largement « le pédagogue » au sens directif du mot), qui apporterait des lumières de l’extérieur, mais dans ce cas les opprimés ne s’émanciperaient pas, mais seraient émancipés par d’autres, avec toujours un soupçon quant à leur incompétence et à leur « aliénation » ; ou 2) le spectateur désenchanté, pour qui plus rien n’est possible en dehors de l’esthétique d’un regard aristocratique et désillusionné sur un monde honni mais devenu inéluctable. Dans les deux cas, l’émancipation serait perdue de vue. 
  

C’est pourquoi Rancière prend le parti d’une philosophie de l’émancipation contre une théorie critique de la domination. Et les UP alternatives alors ? Ont-elles à choisir entre la théorie critique de la domination et la philosophie de l’émancipation ? Sont-elles mêmes enfermées dès le départ dans la cage de fer de la domination qui serait entretenue par la pédagogie ? Ou ont-elles des moyens de s’en échapper ? Questions qui peuvent être approfondies si l’on s’arrête sur le livre de Rancière intituléLe maître ignorant, où il systématise sa réflexion sur la question pédagogique. 
 

 

b) Un « maître ignorant » perturbant

 

Le maître ignorant constitue un livre dérangeant pour les praticiens des UP en particulier et les pédagogues en général. Mais les UP alternatives auraient-elles un grand intérêt si elles n’allaient chercher que des textes allant dans leur sens et évitaient soigneusement ce qui dérange ? En quoi se distingueraient-elles alors des organisations classiques dont la critique a si souvent été faite ? 
  

Le livre est centré sur les écrits et les pratiques de Joseph Jacotot (1770-1840), révolutionnaire et enseignant français, exilé en Belgique, comme lecteur à l’Université de Louvain, qui en 1818 rompit avec l’enseignement traditionnelle pour dessiner une nouvelle perspective appelée « enseignement universel » ou « émancipation intellectuelle ». 
  

Que s’est-il passé en 1818 ? À Louvain, chargé d’enseigner le français à des étudiants dont il ne comprend pas la langue, il demande à ces derniers d’étudier une édition bilingue du Télémaque de Fénélon. Par l’étude du texte et de sa traduction, et sans explications du maître, les étudiants se révèleront capables d’appréhender le fonctionnement de la phrase en français et de raconter en français ce qu’ils ont compris du roman. Cette expérience conduit Jacotot à proposer une méthode d’enseignement qui s’oppose à la méthode classique en ce qu’elle repose sur la révélation de la capacité d’apprendre par lui-même à l’individu plutôt qu’au transfert du savoir du maître à l’élève. D’où certaines de ses maximes paradoxales, dont :

  • Toutes les intelligences sont égales;

  • Qui veut peut ;

  • On peut enseigner ce qu’on ignore.

C’est à partir de cette démarche de Jacotot que Rancière identifie les présupposés engagés dans la démarche pédagogique dominante. Il écrit ainsi : « La pratique des pédagogues s’appuie sur l’opposition de la science et de l’ignorance. Ils se distinguent par les moyens choisis pour rendre savant l’ignorant ». Il y retrouve alors une forme de reconduction infinie de l’inégalité : « Toujours le maître garde sous le coude un savoir, c’est-à-dire une ignorance de l’élève ». Rancière synthétise ainsi la découverte de Jacotot : 
  

« La révélation qui saisit Jacotot se ramène à ceci : il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cetteincapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes ».

 

D’où la figure privilégiée par Rancière du « maître ignorant » ; car écrit-il : « on peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence ».

 

Ce qui le conduit à une certaine logique de « la pureté », car les méthodes mixtes (de Socrate aux méthodes « actives » modernes, en passant par l’Émile de Rousseau) sont condamnées comme contaminées par une pensée de l’inégalité. Rancière parle, par exemple, de « ces pédagogues qui, comme le précepteur d’Émile, égarent leurs élèves pour mieux les guider et balisent astucieusement un parcours d’obstacles qu’il faut apprendre à franchir par soi-même ».


 

Avec ces nouveaux arguments le pédagogue d’une UP alternative se trouve quelque peu groggy dans les cordes du ring. Faut-il tout reprendre à zéro ? Faut-il abandonner l’expérience et faire quelque chose de radicalement autre ? Peut-être pas, car on peut faire son miel des analyses de Rancière sans le suivre jusqu’au bout.
  

 

c) Vers une mise en tension de la critique de la domination et de l’émancipation ? Les pistes Michel Jonasz

 

L’émancipation ne suppose-t-elle pas une référence, au moins implicite, à la domination, puisqu’il s’agit d’une émancipation de la domination ? Mais pourquoi se refuser de dire quelque chose sur l’un des deux pôles du couple ? Peut-on penser l’émancipation sans la domination ? C’est là où les points aveugles de Rancière auraient intérêt à dialoguer avec la lucidité d’une sociologie critique comme celle de Bourdieu, mais sans oublier la part de vérité de sa critique de cette sociologie.

 

Et sur le plan proprement pédagogique du Maître ignorant, doit-on oublier dans la pratique pédagogique elle-même les différences d’outillages intellectuels comme de connaissances inscrites dans des socialisations de classes et de genres, par exemple ? Doit-on aussi oublier les violences symboliques intériorisées dans les sentiments d’illégitimité dans le rapport à la connaissance ? Mais comment les prendre en compte sans s’inscrire dans une posture qui reconduise indéfiniment l’inégalité en croyant la combattre ?

 

Cela suppose sans doute de mettre les mains dans le cambouis de l’impureté, en assumant des tensions indépassables mais déplaçables, en assumant le métissage, dans un processus expérimental infini. 
  

Dans un registre différent de la conceptualisation philosophique, celui artistique de la chanson, Michel Jonasz, avec sa chanson « Les vacances au bord de la mer » (paroles Pierre Grosz et musique de M. J., 1975, album Changer tout), peut nous livrer des intuitions intéressantes pour les UP alternatives. Cela les aiderait à se saisir de ressources venant de Rancière, tout en les déplaçant. Il s’agit d’une chanson qui constitue un écho à des souvenirs d’enfance. 
 

Dans l’expérience de l’inégalité sociale, les contraintes et les incapacités sont bien thématisées :

 

« On allait au bord de la mer 
 

Avec mon père, ma sœur, ma mère 
 

On regardait les autres gens 
 

Comme ils dépensaient leur argent 
 

Nous, il fallait faire attention 
 

Quand on avait payé 
 

Le prix d'une location 
 

Il ne nous restait pas grand-chose » 
  

Cela donne une tonalité mélancolique, parfois aux bords du ressentiment, au texte. Le spectacle désenchanté du poids de la domination n’appartient pas qu’aux discours en surplomb de type situationniste, mais il peut participer du rapport ordinaire à la domination : 
 

 

« Alors on regardait les bateaux 
 

On suçait des glaces à l'eau 
 

Les palaces, les restaurants 
 

On n' faisait que passer d'vant » 
 

 

Pourtant ce poids des incapacités ne tend pas à occuper tout l’espace. Tout d’abord parce qu’il peut être mis en paroles critiques. Mais aussi parce que l’expérience apparaît dotée d’ambivalences. Il y a des petits bonheurs qui restent nostalgiquement gravés, et pour lesquels les déplorations misérabilistes de « l’aliénation » généralisée n’ont souvent que du mépris implicite :

 

« Sur la plage, pendant des heures 
 

On prenait de belles couleurs » 
 

Ou 
 



 

« Et quand les vagues étaient tranquilles 
 

On passait la journée aux îles » 
 

 

La tension entre incapacités et capacités, impossibilités et possibilités, rancœur et bonheur est même directement palpable :


 

« On avait l' cœur un peu gros 
 

Mais c'était quand même beau » 
 

 

D’ailleurs, les regards sur les bateaux incluent déjà, indissociablement, un manque et un plaisir esthétique. Jonasz, à la différence de Rancière, ne cherche pas, tout au caractère composite et ambigu de l’expérience ordinaire, à purifier l’émancipation de l’ombre portée de la domination.


 

C’est en quelque sorte une invitation chansonnière à partir des capacités comme des incapacités des opprimés, à renouer émancipation et critique de la domination. Et, sur le plan pratique, à assumer l’ambigu, l’impur et le composite, bref les tensions de l’expérience. 
 

Le recours à des formes culturelles plus ordinaires, comme la chanson, dans nos UP alternatives pourrait d’ailleurs participer à cette pédagogie des ambivalences, des tensions et des processus. 
  
 

II – Quelques enjeux des universités populaires alternatives

 

Le cadre posé à partir de Rancière – critique de la domination/émancipation, incapacités/capacités et la possibilité d’une pédagogie des ambivalences, des tensions et des processus se confrontant au risque de reconduction pédagogique infinie de l’inégalité – va nous aider à formuler quelques-uns des enjeux importants pour nos UP alternatives.


 

a) La tension de l’universitaire et du populaire 
  

Il y a une tension générique dans les UP entre l’universitaire et le populaire. L’universitaire renvoie à des savoirs constitués dans certaines conditions de rigueur, mais appartenant aussi à l’univers des références culturelles légitimes appropriées de manière privilégiée par les groupes sociaux dominants (c’est ce que nous apprennent les sociologies critiques de la domination). Le populaire, au sens sociologique des « classes populaires », renvoie aux groupes sociaux placés devant l’inégalité vis-à-vis de ces références culturelles légitimes. Un indicateur de cette tension est la part minime du public populaire, en ce sens sociologique, dans les UP alternatives.


 

Ce constat supposerait de trouver des formes de communication (pour signaler l’existence même de nos initiatives dans des publics plus larges) et des formes pédagogiques (aidant à surmonter les inégalités de ressources intellectuelles comme les formes d’auto-exclusion) diversifiées pour mieux traiter ce problème. Ici l’expérience de l’UP de Bruxelles pouvant prendre appui sur une composante antérieure d’alphabétisation comme sur une insertion dans un puissant réseau syndical, est beaucoup mieux armée que les UP alternatives françaises. Mais si l’on suit Rancière, cela supposerait aussi de ne pas s’inscrire exclusivement dans une logique d’« explication », de délivrance de connaissances, d’« instruction du peuple », mais également de favoriser des processus d’auto-appropriation de ressources dans une logique d’autonomisation, qui ne rende pas inéluctable que « le maître garde sous le coude un savoir, c’est-à-dire une ignorance de l’élève », selon les mots de Rancière. Par exemple, dans des processus mixtes de co-production de réflexions assistée par un enseignant animateur, comme dans les ateliers d’apprentissage du philosopher initiés par Michel Tozzi à l’UP de Narbonne (et repris dans les UP de Lyon et Nîmes). Cela supposerait aussi pour que la frontière capacités/incapacités ne soit pas fixe que des savoirs ordinaires et populaires puissent faire leur entrée dans les UP alternatives aux côtés des savoirs universitaires. 
  
 

b) Rendre appropriables des savoirs critiques et autocritiques

 

On a vu qu’il y avait un lien fort entre esprit critique et UP alternatives, dans la double tradition des Lumières et du mouvement ouvrier. 

 

Aujourd’hui, nombre de préjugés sont encore à débusquer dans les universités populaires alternatives : depuis le caractère supposé « naturel » et éternel du capitalisme jusqu’aux stéréotypes racistes (et particulièrement islamophobes en Europe aujourd’hui). Cette raison critique, laïque, s’oppose aux intégrismes religieux quand ils prétendent revenir sur la séparation des églises et des États, quand ils refusent encore cette séparation ou quand ils prétendent s’imposer aux individus. Mais elle peut aussi être amenée à s’opposer à ce qu’on peut appeler des intégrismes « laïcards », quand certains, en prenant appui sur des stéréotypes islamophobes, refusent la tolérance laïque des croyances et des incroyances.

 

Par ailleurs, dans le meilleur de la tradition des Lumières l’effort pour « penser par soi-même » est associé à un effort pour « penser contre soi-même », contre ses propres préjugés, ses propres évidences. Cette dimension a été valorisée par le sociologue allemand Max Weber dans sa célèbre conférence de novembre 1917 sur La science, profession et vocation. Weber avance ainsi :


 

« Quand un enseignant remplit correctement sa fonction, sa première tâche est d’apprendre à ses élèves à reconnaître l’existence de faits qui les dérangent, je veux dire qui les dérangent dans leurs partis pris ; et tous les partis pris – y compris les miens, par exemple – rencontrent ce genre de faits extrêmement dérangeants ».

 

Cultiver une sensibilité vis-à-vis des « faits dérangeants » ses propres évidences apparaît ici un axe important. Les universités populaires alternatives ont aussi beaucoup à faire dans cette perspective d’auto-réflexion critique.

 

Mais il ne faut pas que ces savoirs critiques et auto-critiques assomment (si l’on suit encore Rancière) ceux à qui ils sont destinés. D’où l’importance à accorder, dans une logique d’autonomisation : 1) à la tuyauterie, à la plomberie des raisonnements et des argumentations, plus qu’à tel ou tel contenu (là aussi les ateliers d’apprentissage du philosopher apparaissent intéressants), et 2) au pluralisme et aux conflits entre ressources intellectuelles (là les « cours dialogiques » retenus à l’UP de Lyon apparaissent intéressants). Mais une grande inventivité pédagogique reste encore à déployer sur ce plan.


 

c) Émancipation individuelle et collective

 

Les UP alternatives nouent (on le verra de manière plus approfondie dans un atelier cet après-midi) des niveaux individuels et collectifs. La logique d’autonomisation s’effectue à un niveau individuel (comme le rappelle Rancière) et les plaisirs des participants aux UP sont souvent désignés par eux comme des plaisirs personnels. Mais Rancière oublie que se nouent dans les personnes des contraintes et des expériences collectives, le collectif apparaît individualisé, mais il est bien là (comme le note les sociologies critiques type Bourdieu). Comment créer aussi des conditions et des mécanismes collectifs facilitant l’émancipation dans nos UP alternatives ? Il faudrait chercher du côté de mécanismes coopératifs, dans une logique de coopération des individualités, se substituant à la double logique capitaliste de l’atomisation individuelle et de la concurrence des individus. Cela suppose de rompre avec les modes de pensée unilatéralement « collectivistes » dont les UP héritent souvent du mouvement ouvrier (en-dehors des courants libertaires et anarcho-syndicalistes), en réévaluant la dimension individuelle dans des figures renouvelées d’association de l’individuel et du collectif. 
 

 

d) Le paradoxe d’une pédagogie libertaire

 

Pour les UP alternatives, enseigner l’autonomie individuelle révèle une double face, impure si l’on suivait jusqu’au bout Rancière : a) admettre un certain rôle de l’enseignant dans la transmission de questionnements et de savoirs, contre les préjugés spontanés, et b) laisser place à une critique de la stabilisation possible d’un pouvoir de l’enseignant sur l’enseigné. Là, l’exercice prend une figure paradoxale qu’a bien décrite Michel Onfray dans son livre La communauté philosophique – Manifeste pour l’Université populaire (2004) : « Le pédagogue libertaire travaille à son effacement personnel et cultive la puissance interrogative ». Cela doit donc passer par des formes pédagogiques plus interactives, qui puissent interroger de manière critique la parole du pédagogue lui-même. « L’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué », écrivait d’ailleurs Marx dans ses Thèses sur Feuerbach (1845). Cela supposerait d’intégrer une composante Rancière dans le raisonnement, mais assumant davantage d’impuretés, d’ambivalences et de tensions que lui dans les dispositifs pédagogiques retenus. 
 

 

e) Les UP alternatives comme composante de la galaxie altermondialiste 
  

Les universités populaires pourraient devenir une composante autonome de la galaxie altermondialiste, en tant qu’espace international pluraliste émergent de l’exigence d’une émancipation individuelle et collective. Au sein de la galaxie altermondialiste, les universités populaires feraient vivre, à côté d’autres types de dispositifs, la fibre expérimentale des logiques d’émancipation individuelle et collective. Elles participeraient à la revalorisation de la culture expérimentale dans une vision pluridimensionnelle de l’émancipation. Revaloriser la culture expérimentale, ce serait, quand on veut changer le monde, commencer dès maintenant à expérimenter, à explorer d’autres manières de vivre, d’enseigner, de travailler, etc., sans attendre la venue d’un « Grand Soir », « révolutionnaire » ou électoral. Ce serait commencer à explorer « d’autres mondes possibles », à partir du moment où l’on refuse que le monde soit une marchandise. 
  

Est-ce que cette tonalité altermondialiste enfermerait les universités populaires dans d’étroites bornes politiques ? La galaxie altermondialiste, c’est davantage un état d’esprit critique et inventif par rapport aux ordres sociaux dominants, autour du double axe « Le monde n’est pas une marchandise »/« D’autres mondes sont possibles », qu’une orientation politique unifiée. Elle suppose donc un large pluralisme. 
  

Les universités populaires auraient d’ailleurs, en tant que composante autonome de cette galaxie pluraliste, une exigence plus grande encore de pluralisme, car elles doivent pouvoir fournir une variété de ressources critiques mais également auto-critiques. Car il s’agit aussi de produire et de diffuser des interrogations par rapport aux stéréotypes, aux impensés, aux confusions de la galaxie altermondialiste elle-même. 
  

Cela supposerait qu’il puisse y avoir au sein des enseignants des universités populaires des personnes éloignées des perspectives altermondialistes, voire des conservateurs à la lucidité acérée, nous aidant à questionner nos propres évidences. On rejoint ici l’attention portée par Max Weber aux « faits dérangeants », y compris nos propres convictions. 
 

 

En guise de conclusion

 

La place des UP alternatives, comme d’autres formes aux tonalités culturelles et artistiques, dans la galaxie altermondialiste peut déboucher sur une question existentielle dotant la critique émancipatrice d’une composante spirituelle, en un sens large, non nécessairement religieux. La jeune rappeuse marseillaise et altermondialiste Keny Arkana, dans un registre artistique, s’est saisie de cette dimension dans une intéressante chanson intitulée « Les chemins du retour », de son album Désobéissance (2008). Elle lance ainsi : « La révolution totale n’est pas qu’un but, c’est un chemin et une quête » ; et elle ajoute peu après : « La vraie révolution sera le changement de nos êtres ». Cela suppose de se confronter aux effets des inégalités, tout en se méfiant des ruses de l’inégalité pointées par Rancière (et souvent reconduites dans les logiques pédagogiques dominantes), mais en assumant davantage que Rancière l’imperfection et les dynamiques contradictoires, susceptibles alors stimuler notre inventivité expérimentale dans nos bricolages quotidiens.


Vendredi 9 Juillet 2010


Nouveau commentaire :